Essai iconographique: l'éventail et le pouvoir
Les photos
officielles des sommets du G8, du G20 et autres fastes gouvernementaux
actuels font ressortir une évidence: les Grands, et Grandes, de
ce monde ne savent que faire de leurs mains. "Homo habilis" a
réussi dans l'évolution grâce à son talent
manuel, mais, quand il s'agit de poser devant un objectif, ses bras
l'encombrent.
Les
portraitistes des siècles précédents ont eu le
même problème à résoudre avec leurs
modèles.
Pour les hommes
le peintre choisit des poses avantageuses et guerrières: une main
sur l'épée, sur le pommeau de la canne, sur la hanche -
pose qui met en valeur un mollet bien tourné.
ill. 1
ill. 2
Il peut aussi
avoir recours à des "accessoires", tels que livres, manuscrits,
objets scientifiques, sur fond de cabinet de curiosités, qui
donneront au modèle, en plus d'une contenance, un air d'homme
cultivé, de gentilhomme éclairé. Et bien sûr, dans le cas des souverains, les insignes royaux s'imposent, au premier rang desquels le sceptre.
ill. 3
ill. 4
Du
côté des femmes le choix se restreint:
l'épée leur est interdite, la bienséance
réprouverait les déhanchés. C'est donc
l'éventail qui va venir occuper la main royale ou
princière. Fermé, de par sa forme et la façon dont
il est tenu, l'éventail devient un sceptre au féminin.
I ) Le pouvoir royal ou le sceptre des reines
En 1588
Elizabeth I célèbre à la
cathédrale Saint-Paul sa victoire sur l'Invincible Armada,
parée de joyaux et des insignes de la royauté: l'orbe et
le sceptre. Mais c'est un
éventail à la main qu'elle impose sa domination sur le
monde et l'Angleterre, les deux pieds plantés sur les
comtés d'Oxford et de Warwick.
ill. 5
ill. 6
Catherine II, la Grande Catherine, tsarine de Russie, apparaît majestueuse, le sceptre à la main. La pose est tout aussi majestueuse avec un éventail. Le geste est identique.
ill. 7
ill. 8
Les reines Victoria et Elizabeth II posent, le sceptre à la main,
pour leur couronnement.
ill. 9a
ill. 9b
Mais sur les portraits photographiques
officiels de leurs jubilés (1), l'éventail a
remplacé le sceptre. (2)
ill. 10a
ill. 10b
En France, les reines ne portent pas les insignes de la
royauté. Loi salique oblige, la reine ne règne pas.
Tout au plus, une couronne placée à côté
d'elle rappelle son rang. Et l'éventail renforce le symbole royal.
La même pose se retrouve chez d'autres reines ou futures reines.
ill. 12
ill. 13
Quant à Marie-Louise de Bourbon-Parme, elle aussi future reine
d'Espagne, son éventail qui pointe la pendule, semble
curieusement compter les heures avant son sacre.
ill. 14
Les princesses ne se privent pas du symbole. Manteau
fleurdelisé, diamants, Melle de Sens assume son rang:
Elisabeth-Alexandrine de Bourbon-Condé, petite-fille de Louis
XIV. L'éventail positionné au niveau de la poitrine en devient
presque un bâton de maréchal.
ill. 15
L'infante d'Espagne Isabelle-Claire-Eugénie plante le sien d'un
geste impérieux: aucun doute possible sur son pedigree. Et
jusqu'à la toute petite infante
Marguerite-Thérèse, âgée de trois ans, qui
tient sagement un éventail presque aussi grand qu'elle.
ill. 16
ill. 17
Les deux régentes de France du XVIIe siècle, Marie de
Médicis et Anne d'Autriche, posent toutes deux avec leur fils -
et leur éventail. L'éventail est semi-ouvert, car Marie
et Anne sont reines par et pour leur fils. Il est tenu dans la main
gauche, la droite étant réservée à
l'enfant-roi. La différence entre les deux tableaux tient
à la place de l'éventail: Marie tient le sien bien
éloigné du futur Louis XIII, Anne positionne le sien
entre elle et le petit Louis XIV, créant ainsi le lien qui unit
les deux personnages: le pouvoir. Cet éventail éclatant
d'or et de blancheur mis au centre du tableau en devient
l'élément essentiel. En revanche, l'éventail de
Marie reste dans l'ombre de la robe de cour. Faut-il y voir le
goût de la mère de Louis XIII pour l'intrigue et le
pouvoir secret?
Un cas à part: celui d'une "presque" reine
Boucher était l'un des artistes préférés de
Mme de Pompadour. Dans le tableau de Londres, il peint la marquise
tenant un éventail fermé. C'est un trait discret qui
prolonge sa main droite, presque imperceptible. Un "imperceptible" avec
50 ans d'avance, alors qu'à cette date (1759) on attendrait un
format plus habituel d'environ 10 pouces (3).
Le même petit chien que Marie Leczinska (ill. 11), mais pas de
couronne bien sûr: la marquise ne règne que sur le roi,
pas sur le royaume. Elle entend pourtant régner aussi sur les
esprits, ce que montre le deuxième tableau de Boucher.
(4)
ill. 20
ill. 21
Mme de Pompadour est entourée de livres, d'objets
d'écriture. Sur le guéridon, pas d'éventail, mais
un bâton de cire à cacheter: la marquise est une femme
savante qui entretient une correspondance avec les beaux esprits de
son temps. Ce pourrait être le pendant du tableau de Nattier
(ill. 3). Plus que l'aspiration à la royauté, Mme de
Pompadour aspirerait-elle à l'égalité des sexes?
II ) Le pouvoir privé
L'éventail n'est pas réservé à la
sphère royale. Il "descend" aussi dans la sphère
privée, toujours associé à l'image du pouvoir. Il
accompagne les gestes, ponctue les ordres, souligne en douceur
l'autorité de la femme. On sent qu'au milieu de la profusion des
étoffes et des rubans, les minuscules mains gantées de
Mariette Dayre sont prêtes à "dégainer" son
éventail, aussi fin qu'une lame, pour chasser un importun.
ill. 22
Isabelle Brant, première épouse de Rubens, ne
semble-t-elle pas sur le point de tancer son mari, peut-être pour
le punir de l'avoir représentée avec cet éventail
uniformément beige, si peu flatteur. C'est sans doute
l'éventail le plus laid jamais représenté en
peinture (5). Hals met dans la main d'une dame flamande une arme redoutable. Une
dague ou un coutelas n'aurait pas l'air plus menaçant. Le
regard, comme souvent chez Hals, est empreint de jovialité, mais
qu'on ne s'y trompe pas: la dame doit régner d'une main de fer
sur sa maisonnée.
ill.
23
ill. 24
III ) Le pouvoir de séduction
D'autres femmes utilisent l'éventail pour marquer leur pouvoir
de façon plus subtile. L'éventail passe alors au service
de la séduction. C'est l'accessoire complice d'un jeu de
cache-cache qui sert à exprimer ce qu'on ne peut ou veut pas
dire - ou montrer (le fameux "langage de l'éventail") (6).
Mme
Roslin ou les masques de Longhi invitent à des jeux galants
pleins de sous-entendus...
ill. 25
ill. 26
... ou dénués de tout sous-entendu:
ill. 27
ill. 28
L'éventail est associé à la galanterie, c'est
l'élément indispensable du code amoureux. Il se retrouve
avec la lettre d'amour, les fleurs, les jumelles de
théâtre et le domino pour évoquer "Die Pariserin",
la "Petite femme de Paris", archétype de séduction.
ill. 29
La femme peut même disparaître tout à fait du
tableau, comme chez Manet, son pouvoir de séduction reste
intact: l'éventail, le billet-doux, le bouquet de violettes
parlent d'un univers féminin dédié aux jeux de
l'amour.
ill. 30
IV ) Le pouvoir de l'argent
L'éventail que tient la jeune femme peinte par Berthe Morisot
fait aussi référence à la galanterie et à
la séduction.
ill. 31
C'est un éventail Louis XVI (ou pastiche) à monture
squelette, à feuille peinte de trois cartels, celui du centre
représentant un couple d'amoureux dans un parc, évocation
de fête galante. Malgré la pose coquette qui cache un peu
la joue, on n'y ressent pas l'attraction séductrice du tableau
de Roslin (ill. 25). La jeune femme est pensive, le regard perdu en
lui-même ne s'intéresse guère à ce qui
l'entoure. L'éventail n'est plus une arme de séduction.
C'est un objet de mode indissociable des robes de bal, des toilettes
d'apparat, qui souligne l'appartenance à une classe sociale
fortunée.
Celui de Sissi n'est qu'un reflet argenté assorti à la
blancheur vaporeuse de la toilette. Winterhalter ne peint pas
l'Impératrice d'Autriche, il fait le portrait d'une robe de
Haute Couture. (8)
ill. 38
****
L'éventail a perdu son pouvoir. Il finit
sur un meuble, joli objet suranné relégué au
rang de toile de fond.
ill. 39
ou posé sur le sol pour suggérer la chaleur accablante à l'heure de la sieste d'été.
ill. 40
On dit que Mme Christine Lagarde, classée par Forbes au 30e rang
des personnalités les plus puissantes de la planète, a
toujours un éventail dans son sac
... mais jamais sur les photos
officielles des Ministres des Finances de l'Europe ou du G8.
L'éventail aurait-il bel et bien perdu son pouvoir?
****
Illustrations:
1) Van Dyck: Charles Ier - Louvre
2) Atelier Hyacinthe Rigaud: Louis XIV - Versailles
3) J.M. Nattier: Joseph Bonnier de la Mosson - Washington
4) Sir Luke Fields: Edouard VII - Londres
5) Isaac Oliver: Elisabeth Ière - Suffolk
6) Marcus Gheerearts le Jeune: Elisabeth Iére - Londres
7) Fedor Rokotov: Catherine II - Ermitage
8) Vigilius Ericsen: Catherine II - Ermitage
9a) Sir George Hayter: la reine Victoria 9b) la reine Victoria - Londres
10a) Cecil Beaton: Elisabeth II b) Karsh: Elisabeth II et le prince Philippe
11) Carl van Loo: Marie Leczinska - Versailles
12) Giuseppe Bonito: Marie-Amélie de Saxe, reine de Naples et d'Espagne - Madrid
13) Alexander Roslin: Marie Dorothée de Wurtemberg, future Marie Feodorovna, épouse de Paul Ier - Stockholm
14) Florent Pêcheux: Marie-Louise de Bourbon-Parme - Florence
15) J.M. Nattier: Melle de Sens - Versailles
16) Juan Pantoja De La Cruz: L'infante Isabelle Claire Eugénie - Munich
17) Velasquez: L'infante Marguerite-Thérèse - Vienne
18) Charles Martin: Marie de Médicis et son fils - Blois
19) Ecole française du XVIIe siècle: Anne d'Autriche et son fils
20) F. Boucher: Mme de Pompadour - Londres
21) F. Boucher: Mme de Pompadour - Munich
22) Claude-Emile Gleize: Mariette Dayre - Arles
23) P.P. Rubens: Isabella Brant - Berlin
24) F. Hals: Une dame flamande - Edimbourg
25) Alexander Roslin: Mme Roslin - Stockholm
26) Pietro Longhi: Colloquia tra baute - Venise
27) Moritz Jung: Cabaret Fledermaus à Vienne
28) Jordi Vall Escriu: Femme à l'éventail - collect. part.
29) Jules Chéret: Die Pariserinnen
30) Edouard Manet: Le bouquet de violettes - collect. Part.
31) Berthe Morisot: Au bal - Paris
32) J.D. Ingres: Mme Devauçay - Chantilly
33) J.D. Ingres: Mme Moitessier - Washington
34) J.D. Ingres: Mme Moitessier - Londres
35) J.D Ingres: Baronne James de Rothschild - collect. part.
36) Théophile Mayan: Arlésienne en toilette - Arles
37) Ed. Louis Dubufe: Baronne Hallez-Claparède - Compiègne
38) F.X. Winterhalter: Elisabeth d'Autriche - Vienne
39) David Dellepiane: Claire à la guitare
40) Albert Moore: Beads - Edimbourg
Notes:
1) 60 ans de règne (Diamond Jubilee) pour Victoria en 1897.
25 ans de règne (Silver Jubilee) pour Elizabeth II en 1977.
2) Victoria est photographiée avec l'éventail de dentelle
de la reine Charlotte; Elizabeth II avec un éventail de nacre et
dentelle provenant soit de la riche collection de
la reine Mary, soit des nombreux éventails qui lui ont
été offerts à l'occasion de son mariage en 1947.
3) pouce = unité de mesure traditionnelle des éventaillistes (environ 2,7 cm).
4) Sur le pastel de La Tour figure en outre une sphère armillaire.
5) Comparé par exemple à l'éventail beaucoup plus
finement peint sur le portrait de la marquise Brigida Spinola Doria -
Washington.
6) Difficile de prendre très
au sérieux ce "langage secret" connu de tous, dont existent de
nombreux "dictionnaires". Dans un univers aussi
fermé, avide de rumeurs et de potins que le salon
mondain, envoyer des signaux avec son éventail devait être
aussi peu discret que d'agiter un fanion. Quant aux
"traductions" des gestes codés, elle frise parfois l'ineptie.
Ex.: "bâiller derrière son éventail" = "tu
m'ennuies" - le
bâillement comme marque d'intérêt reste
à inventer. Il n'en demeure pas moins que l'éventail est
essentiel à la séduction.
7) Chapelle = ensemble de quatre pièces savamment
ordonnées sur le buste: plastron, guimpe, fichu de dessous,
fichu de dessus, porté par les
Arlésiennes.
8) La robe est de Charles F. Worth, le premier "grand couturier".